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Photo du rédacteurSandrine G.

L’Europe et la peur des migrants : construction ou réalité ?

Dernière mise à jour : 30 nov. 2019

Réformée en 2016, l’agence Frontex publiait le 14 août 2018 ses dernières statistiques migratoires, montrant une hausse des traversées par la route Ouest de la Méditerranée, et portant jusqu’à 11 000 le nombre de traversées illégales depuis janvier 2017. Des chiffres qui dépassent déjà ceux de l’année 2016[1].


Créée en 2004 et opérationnelle depuis 2005, celle qui fut tout d’abord l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne, puis l’Agence européenne de garde-côtes et garde-frontières a vu son budget tripler en quatre ans pour atteindre 300 millions d’euros en 2017, ainsi que des réformes successives, mais toujours avec un seul et même objectif : la « gestion intégrée des frontières extérieures de l’Union ». Une mission qui arrivait à son paroxysme avec la réforme de septembre 2016, justifiée par la nécessité de rendre les frontières extérieures de l’UE encore plus imperméables face à la crise des réfugiés, tout en préservant la compassion de l’opinion publique envers les personnes fuyant les les guerres et persécutions.


Pourtant la même année, Amnesty International publiait un sondage réalisé dans 27 pays sur les 5 continents, selon lequel quatre personnes sur cinq se disent prêtes à accueillir des réfugiés dans leurs pays, 66% des personnes interrogées affirmant même que leur gouvernement devrait faire plus pour aider les réfugiés[2]. D’aucuns auraient pu croire que l’enquête d’Amnesty, conduite par l’institut Globescan, ne faisait que traduire un émoi passager des citoyens, choqués par le destin tragique d’Aylan Kurdi, cet enfant syrien dont la photo du petit corps échoué sur une plage de Turquie a fait le tour des réseaux sociaux. Il n’en est rien.


En effet, un nouveau sondage publié par la World Economic Foundation (WEF), sur l’attitude des jeunes envers les réfugiés, confirme la dissonance entre les politiques et la population en ce qui concerne l’accueil des réfugiés[3]. Cette enquête annuelle de Global Shapers montre que 72,6 % des personnes interrogées, âgées entre 18 et 35 ans, seraient prêtes à accueillir des réfugiés dans leur pays, 27,3 % d’entre elles déclarant même qu'elles les accueilleraient sous leur propre toit.


Dans ces conditions, il devient bien ardu d’expliquer des décisions politiques tel que l’arrêt de Mare Nostrum, cette opération militaire et humanitaire dirigée par la Marina militare à partir d’octobre 2013 suite au drame de Lampédusa, dont l’opération Triton de Frontex, lancée en novembre 2014, est en partie le successeur, mais avec le tiers du budget. C’est qu’entre sauver des vies ou contrôler l'immigration, l’UE a choisi. Le point culminant étant sans doute les accusations de complicité avec les passeurs lancées par Frontex aux ONG réalisant des opérations de sauvetage sur les côtes italiennes[4]. Alors, serait-il possible que la crise migratoire en Méditerranée pousse l’UE à revoir sa politique migratoire, permettant aux ONG de « remettre en cause le monopole étatique du contrôle des frontières » [5]?


Pourquoi un tel décalage entre les politiques migratoires engagées par les gouvernements et l’opinion de leurs citoyens ? Si l’on en croit Paul-André Rosental, ce décalage n’est pas un fait nouveau, mais se place dans la continuité d’un phénomène de « bureaucratisation croissante des flux de mobilité internationale depuis la fin du XIXe siècle » dont une des conséquences fut l’invention de la distinction entre migrants légaux et illégaux qui existe aujourd’hui, reléguant ces derniers au rang de criminels[6].


Avant la fin du XIXe siècle, c’est pourtant un autre genre de différence qui opposait les migrants « désirés » aux autres : la domiciliation. Le migrant qui montre des signes de stabilité, bien inséré dans sa commune et qui reste indépendant financièrement par rapport à l’Etat, ne peut être expulsé. Le lien entre assistance sociale et renvoi à la frontière est déjà bien existant, mais seuls les migrants ne bénéficiant pas de la solidarité familiale, et donc livrés à eux-mêmes, sont visés par les expulsions. Le contrôle plus strict des migrations arrivera à la fin du XIXe siècle, avec l’augmentation de l’intervention de l’Etat dans les différents modes d’assistance sociale, amenant une distinction croissante entre migrants légaux et illégaux, et la sélection qui va de pair.


Au début du XXe siècle, ce sont les traités de commerce bilatéraux (tel que le traité migratoire franco-italien de 1904) ou internationaux, qui vont servir de base au droit des étrangers, la raison d’être de ces conventions étant d’ « attirer le flux de main-d’œuvre issus de pays jugés désirables » [7]. Ce double mouvement décris par Rosental, comprenant d’un côté une plus grande assimilation des migrants légaux aux nationaux, et de l’autre une sélection plus grande à la frontière, trouve selon lui son apogée dans la création des catégories de « migrants communautaires » et « migrants non-communautaires ». Le lien entre Etat-providence et contrôle des migrations, apparu à la fin du XIXe siècle, aura plus tard pour conséquence la création de Frontex et ses multiples évolutions sécuritaires, comme la réticence de l’agence face aux opérations de sauvetage en Méditerranée.


Mais la plus grande perversion de la distinction entre migrants légaux et illégaux, rendue possible par la volonté d’une concurrence équitable sur le marché, se situe encore ailleurs. En publiant ses chiffres pour le premier semestre 2017, Frontex révèle le report vers le Maroc et le détroit de Gibraltar des traversées de la Lybie, de l’Egypte et de la Tunisie. Selon l’historien Pierre Vermeren[8], cette évolution semble avoir plusieurs causes, dont la focalisation de la police sur les problèmes dans le Rif, le projet d’évacuer des « éléments perturbateurs » qui seraient une menace pour la stabilité du pays, mais surtout une volonté politique du gouvernement marocain d’augmenter les flux de passage vers l’Europe à partir de cette région. Pourquoi ? Parce que cela permettrait tout simplement au Maroc d’ouvrir des discussions sur une aide éventuelle de l’UE, sur le modèle de l’accord UE-Turquie, permettant ainsi à l’UE d’augmenter le contrôle qu’elle exerce sur les personnes déplacées en dehors même de ses frontières !


L’annonce de futurs partenariats entre l’UE et d’autres pays tiers, telle que celle faite au sommet de la Valette en novembre 2015 ou avec la Lybie, ne fait que renforcer la catégorisation construite par les états européens entre migrants « désirés » et ceux qui ne le sont pas. En effet, les mesures envisagées pour freiner les départs s’adressent autant aux réfugiés, fuyant les conflits et les persécutions, qu’aux migrants dits « économiques », issus de pays exerçant de graves violations des droits humains. Tout en tentant d’assimiler les premiers aux nationaux, l’UE ferme les yeux sur les conditions de vie inhumaines et les graves violations des droits humains que les seconds subissent dans les pays où ils sont bloqués.


Sandrine G. Oct 2017



[1] Frontex. 2017. « Risk Analysis for 2017 ». En ligne. http://frontex.europa.eu/assets/Publications/Risk_Analysis/Annual_Risk_Analysis_2017.pdf

[2] Amnesty International. 2016. « Refugees Welcome survey ». En ligne. https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2016/05/survey-4-in-5-worldwide-welcome-refugees/. Consulté le 31/08/2017.

[3] Global Shapers Survey. 2017. “Global Shapers Survey 2017”. En ligne. http://www.shaperssurvey2017.org/static/data/WEF_GSC_Annual_Survey_2017.pdf

[4] Pécoud et Esperti. Les ONG sont-elles responsables de la crise des migrants en Méditerranée ? En ligne. Le Point, 08/08/2017 [04/09/2017].

[5] Ibidem.

[6] Paul-André Rosental, “Migrations, souveraineté, droits sociaux. Protéger et expulser les étrangers en Europe du XIXe siècle à nos jours”, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2011/2 (66e année), p. 335-373.

[7] Ibidem.

[8] Pierre Vermeren. Du Maroc à l’Europe : cette nouvelle tendance migratoire révélée par les derniers chiffres de l’agence Frontex. En ligne. Atlantico, 17/08/2017 [31/08/2017].

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