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La colère des invisibles. Santé mentale et mécanismes d'oppression sexistes et racistes

Militer pour le droit des femmes, c’est lutter afin que toutes les femmes aient les mêmes droits, quelle que soit leur race, leur orientation sexuelle, leur statut socio-économique ou leur handicap. Pourtant, il existe un domaine rarement exploré par les féministes, et même par celles qui en ont adopté une approche intersectionnelle : la santé mentale. Nous vivons dans une société validiste (qui a tendance à discriminer les individus en raison de leur handicap physique ou mental), dans laquelle les personnes souffrant de troubles mentaux doivent en plus faire face à l’incompréhension de leur entourage, en raison de l’invisibilité de leur état. Les choses se compliquent encore lorsque la personne dont la santé mentale est altérée, doit également gérer les discriminations raciales et sexistes.

Un paradigme inadéquat

Il faut dire qu’avant les années 1980 c’est le modèle biomédical qui dominait la médecine psychiatrique. Ce modèle, qui n’abordait les maladies mentales qu’en termes de paramètres biologiques, ne prenait pas en compte les critères sociaux pour expliquer et comprendre les troubles mentaux, avec l’inconvénient de ne pas toujours réussir à restaurer la santé, même en face de progrès mesurables. Ce n’est qu’en 1977 que, grâce au psychiatre américain Georges Libman Engel, la médecine va s’appuyer sur le modèle biopsychosocial, qui attribue l’origine des problèmes mentaux à une variété de causes qui incluent des facteurs biologiques (les gènes, la morphologie), psychiques (la personnalité, l’intelligence) mais aussi des déterminants sociaux, c’est-à-dire liés à l’environnement dans lequel le patient évolue. Par exemple, l'exposition à des facteurs de stress lors des premières années de la vie est associée à un risque accru de dépression dans la suite de l'existence, en plus de la présence d’antécédents familiaux.


Ce nouveau modèle ne considère plus la «maladie» comme une perte de santé mentale, et la «guérison» comme un retour à une norme de santé mentale, mais il introduit le concept de rétablissement, développé à partir du point de vue de l'usager et en s'appuyant sur des significations dépassant les définitions de maladie et de guérison. Le concept de rétablissement implique un parcours fait de résilience, d'autodétermination et d' « empowerment ». C’est plus récemment encore que l’impact de la stigmatisation subie par certains groupes sociaux sur la santé mentale des membres qui les constituent a fait l’objet de recherches. Des études ont ainsi confirmé le fait que les inégalités sociales, la discrimination raciale systémique, le sexisme, la pauvreté et la marginalisation des groupes racisés, incluant les immigrants et les réfugiés, ont un impact sur la santé mentale des membres de ces communautés.

L’effet multidimensionnel de l’intersection des discriminations raciales et sexistes aurait donc un impact sur la santé mentale des femmes racisées. Michaela Moua, psychologue spécialisée dans l’accompagnement des femmes racisées et Vice-présidente de l’ONG finlandaise Anti-Racist Forum, rapporte que 21% des femmes racisées disent ne pas pouvoir s’autoriser à exprimer leur identité sur leur lieu de travail. Le sentiment d’avoir l’obligation de se fondre dans la masse pour réussir, la volonté de masquer les caractères visibles de leur ethnicité (tels que la texture de leur cheveux ou leur accent), sont parmi les stratégies développées par ces femmes pour tenter d’éviter le rejet social. Elles auraient tendance à intégrer les stéréotypes qui leurs sont assignés en raison d’un manque de représentation, avec pour conséquence une estime de soi plus faible, ainsi qu’un manque de confiance en elles.

Le syndrome de l’imposteur


Cet état psychique serait favorable à l’apparition du « syndrome de l’imposteur », cette forme de doute maladif qui consiste à nier la propriété de tout accomplissement personnel, à penser systématiquement que son succès ne résulte pas de ses propres compétences, de son travail ou mérite, mais plutôt d’éléments extérieurs comme la chance, les relations, le charisme, des circonstances exceptionnelles ou un bon timing. Celle qui en fait l’expérience craint qu’un jour ou l’autre elle finisse par être démasquée, redoute de devoir s’exposer en public, avec  comme corollaire soit un blocage pour entreprendre quoi que ce soit de peur de l’échec, soit une préparation excessive dans tout ce qu’elle entreprend et toujours le sentiment de représenter toute sa communauté.


Les deux femmes à l’origine de la conceptualisation de ce phénomène, Pauline Rose Clance et Suzanne Imes, professeures de Psychologie à l’Université de l’Etat de Géorgie, avaient observé une forte présence de ce complexe chez les femmes considérées comme ayant réussi socialement, les autodidactes, les personnes à haut potentiel ou les personnes ayant bénéficié de discrimination positive. Ainsi, une personne qui arrive à atteindre un statut social et professionnel considéré comme élevé peut avoir l’impression de ne pas être à sa place si son milieu d’origine est plus modeste. Cela peut aussi être le cas pour une femme noire qui se retrouve dans une équipe exclusivement masculine et blanche.


D’autant plus que, malgré une volonté affichée d’inclure le critère de la diversité dans leurs processus de recrutement, les espaces de travail des entreprises ne seraient pas conçus pour ces femmes. Dans ses interventions, Marie Dasylva, coach en entreprises pour femmes racisées et fondatrice de l’agence Nkali Works, souligne le caractère excluant des espaces professionnels pour les femmes racisées. Les micro-agressions (ces mots ou attitudes a priori insignifiants qui sont le reflet d’un préjugé envers une communauté) qu’elles subissent au travail, ont pour fonction de maintenir la relation de pouvoir favorable aux dominants, et le seul moyen pour renverser la situation est celui de reprendre la maîtrise de l’espace. Pour y arriver, la première chose est de garder en tête qu’il n’est pas rationnel de douter de ses réussites, et de se débarrasser du fameux « syndrome de l’imposteur ».


Aujourd’hui, la plupart des grandes entreprises disposent d’une politique Diversité. Mais au-delà du recrutement de personnel issu de la diversité, les entreprises devraient également veiller à ce que l’environnement de travail puisse accueillir l’expression de toutes les identités, car autrement il ne s’agit que de « performative diversity », une sorte de « diversity washing ». Ce concept, comparable au « greenwashing », désigne la tendance qu’ont les entreprises à se donner une fausse image d’ouverture à la diversité, à considérer le recrutement de personnel issu de la diversité comme un procédé marketing, mais sans que les actions soient suivies de réels changements systémiques. En effet, si les avantages d’une véritable politique Diversité dans l’entreprise n’est plus à prouver en termes de climat social, de cohésion d’équipe et, au final, de fonctionnement global de l’entreprise, la plupart d’entre elles peinent à aller plus loin que l’organisation d’évènements interculturels, et n’ont pas encore pris conscience de la nécessité d’une approche intersectionelle pour leur politique de gestion de la Diversité.


Mais puisque la société n’attribue aucun privilège aux femmes racisées, qui doivent évoluer dans un milieu hostile en raison de leur double appartenance raciale et de genre, il y a toutes les raisons de penser que ce qu’elles obtiennent, elles le méritent. Il existe des tactiques pour renforcer cette croyance, comme le fait de s’inventer un alter ego non racisé, de noter ses réussites dans un cahier pour s’en rappeler en cas de besoin, ou bien d’arrêter d’avoir peur de rendre l’invisible à la visibilité, c’est-à-dire de tenir l’auteur d’une micro-agression responsable  de ses propos. La honte doit changer de camp ! Et surtout, être indulgente avec soi-même, aborder ces tactiques en scientifique, car il faut du temps avant de les intégrer. Il faut continuer à les expérimenter jusqu’à ce que ce qu’elles marchent. Le pouvoir n’est pas un stade permanent, il peut être pris, et repris. D’autant plus qu’il y a des faiblesses dans la position du dominant : la perte du statut de dominant le réduit à néant.

forum n° 396, juin 2019


Heim C, Newport DJ, Heit S, Graham YP, Wilcox M, Bonsall R, et al., « Pituitary-adrenal and autonomic responses to stress in women after sexual and physical abuse in childhood », Journal of the American Medical Association. 2000;284(5):592–597.

United States. Public Health Service. Office of the Surgeon General, Surgeon General’s Report. U.S. National Institute of Mental Health, 1999.

Nancy   J.   Adler,   Rénald Goulet. Comportement   organisationnel:  une   approche multiculturelle, 1994, Chapitre 5.

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